Tous nos noms by Mengestu Dinaw

Author:Mengestu, Dinaw
Language: eng
Format: epub
Published: 2015-09-21T04:00:00+00:00

Isaac

Isaac et moi étions à moitié endormis sur nos chaises quand on nous donna l’autorisation de rentrer. Les jeunes filles et les gardes avaient déjà réintégré les logements des domestiques. Toutes les lumières étaient éteintes, celles de la ville au loin ainsi que celles destinées à piéger les criquets. Le gouvernement coupait l’éclairage public après minuit depuis maintenant deux semaines, mais c’était la première fois que je remarquais combien l’obscurité était dense. Me revint alors en mémoire une légende chère à mon père sur une ville qui disparaissait la nuit lorsque son dernier habitant sombrait dans le sommeil. Sans avoir le brio de mes oncles et grands-pères, qui adoraient jouer la comédie, mon père avait un grand talent de conteur. Convaincu de la solennité de son affaire, il s’exprimait d’une voix calme et mesurée qui laissait une impression durable sur son auditoire. Il m’avait rapporté l’histoire de la ville qui disparaissait la nuit peu après que j’avais commencé à manifester une peur soudaine et irrationnelle de l’obscurité. Je devais avoir dix ou onze ans à l’époque, et j’étais donc suffisamment grand pour ne pas craindre un phénomène aussi simple et banal que la tombée du jour, et bien trop âgé pour avoir besoin d’une histoire avant de m’endormir, mais au tout début de mes phobies, mon père me témoignait beaucoup d’indulgence. Un soir, espérant que je m’apaiserais à force de m’entendre dire qu’il n’y avait pas à redouter la fin du monde, même si les lumières de notre village s’éteignaient, il était allé jusqu’à me dépeindre ces pays, à des milliers de kilomètres plus au nord, où le soleil ne se levait pas plusieurs mois durant.

D’après mon père, la ville du conte avait bel et bien existé autrefois. «Je ne l’invente pas pour toi, affirmait-il. Ce que je te dis, c’est la pure vérité.» Je le croyais avec la candeur de l’enfant qui nie la réalité parce qu’il espère trouver mieux.

«Des centaines d’années durant, avait commencé mon père ce soir-là, cette ville exista à travers les rêves de ses habitants. Chacun maintenait en vie l’un de ses quartiers en rêvant, qui de son jardin, qui des fleurs qu’il avait plantées dans l’espoir qu’elles fleuriraient au printemps, ou encore des oignons pas encore assez mûrs pour être mangés. Ces villageois rêvaient de la maison de leurs voisins qu’ils trouvaient généralement plus belle que la leur, des rues qu’ils empruntaient pour aller à leur travail ou, s’ils n’avaient pas d’emploi, du café où ils passaient des heures à boire leur thé. Peu importait, pourvu qu’ils gardent une image vivace pour eux et pour leurs enfants, à qui ils la transmettaient en même temps qu’ils leur cédaient la demeure familiale, l’école qu’ils avaient fréquentée, voire le bureau où ils avaient travaillé. Malheureusement, les gens se fatiguèrent d’avoir à rêver de la même chose toutes les nuits. Ils se plaignirent, se chamaillèrent, s’affrontèrent sur la nécessité d’abandonner totalement la ville ou non. Ils eurent à ce propos nombre de réunions, mais chaque fois de nouveaux citoyens refusaient de continuer à porter ce fardeau.

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